Suong Sikoeun, 77 ans, est un ancien étudiant en géographie de l’université de la Sorbonne, devenu ensuite diplomate sous le régime khmer rouge. Dans son livre Itinéraire d’un intellectuel khmer rouge
(éditions du Cerf, 2013), il a raconté son histoire, décrivant par le
menu ses fonctions d’interprète et de responsable du département chargé
de la presse au sein du ministère des affaires étrangères du « Kampuchea
démocratique », nouvelle appellation du Cambodge par un pouvoir qui
régna d’avril 1975 à janvier 1979.
Suong Sikoeun était marié à l’époque
khmère rouge avec Laurence Picq, institutrice rencontrée en France, qui
a, elle aussi, raconté dans un livre témoignage poignant et détaillé son
cauchemardesque séjour de près de quatre ans dans Phnom Penh (Le Piège khmer rouge, Buchet-Chastel, 2013).
Avant la condamnation à la réclusion
perpétuelle à perpétuité, jeudi 7 août, de Khieu Samphan, ancien chef de
l’Etat du « Kampuchea démocratique », et de Nuon Chea, ex-numéro deux
du régime, Suong Sikoeun, qui réprouve désormais la machine de mort
criminelle khmer rouge, était revenu pour Le Monde.fr sur certains des
aspects du système, en nuançant ce qu’on en dit généralement. A ce
titre, sans nier aucunement la responsabilité des dirigeants dans le
crime de masse, il persiste à penser que ces derniers n’ont pas
forcément été toujours en mesure de contrôler les politiques qu’ils
avaient mises en branle.
Durant les audiences des « chambres
extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens » (CETC), le tribunal
placé sous l ‘égide du Cambodge et de l’ONU qui a jugé Khieu Samphan et
Nuon Chea, M. Suong a été entendu en qualité de témoin durant le mois
d’août 2012.
Devant le tribunal, avant
l’énoncé du verdict, les accusés ont nié avoir eu connaissance de
l’ampleur de la tragédie, des massacres, des éliminations, des morts de
faim. Qu’en pensez-vous ?
La responsabilité de Pol Pot (numéro un
du régime, mort en 1998) et de Nuon Chea au niveau idéologique et
politique est entière. Mais ils ne sont pas les seuls responsables. Je
reste persuadé que l’analyse marxiste faite par Pol Pot de la situation
socioéconomique du Cambodge, un pays pauvre et faiblement peuplé, était
exacte. Les remèdes qu’il avait imaginés étaient aussi, à mon sens, les
bons. La question était en effet : où trouver les moyens pouvant assurer
le développement du Cambodge ? La réponse était claire : il fallait
s’appuyer sur la riziculture, dans un pays où la culture du riz est
essentielle. Celle-ci, qui pouvait dégager des surplus agricoles, aurait
alors permis les moyens de jeter les bases d’une industrialisation.
C’était en soi une bonne politique. L’un des problèmes cruciaux auxquels
la direction khmère rouge a fait face, c’était le bas niveau des
ressources humaines et la faiblesse des moyens techniques. L’application
de la politique décidée a été placée, localement, aux mains
d’analphabètes. Et ces gens-là étaient considérés comme la force motrice
de la révolution ! Au demeurant, les mesures prises n’ont pas été
uniformément appliquées : il y avait des régions où ça se passait mieux
que dans d’autres…
Ce que vous dites est-il un moyen d’exonérer en partie la responsabilité des dirigeants ?
Encore une fois, la haute direction du
Parti (communiste du Kampuchea, PCK) ne peut échapper à sa
responsabilité. Mais la direction du Parti ne possédait pas forcément
les courroies de transmissions multiformes et nécessaires pour contrôler
l’application de ses directives. Ce que représentait au niveau national
Pol Pot, en tant que dirigeant, c’étaient le chef du village et le chef
de la commune qui l’incarnaient au niveau local. Ceux-ci s’érigeaient,
en quelque sorte, comme l’incarnation même du parti… Avec toutes les
dérives, tous les abus que l’on pouvait imaginer.
Certains avaient longtemps vécu dans les
maquis, pris sous le feu des bombardements américains (au temps de la
guerre secrète des Etats-Unis, qui bombardèrent le Cambodge durant la
guerre du Vietnam) : ils criaient vengeance contre les gens des villes
(considérés comme partisans de l’ancien régime proaméricain du
Cambodge).
Comment, avec le recul,
jugez-vous votre degré personnel de responsabilité, même si vous n’étiez
qu’un fonctionnaire relativement subalterne ?
J’étais un pion. Je n’ai jamais eu les
moyens de savoir ce qui se passait. Quand j’étais autorisé à me déplacer
dans le pays, même à moi on ne me montrait qu’une façade positive, des
paysans au travail dans des champs cultivés donnant l’impression que
l’agriculture du pays se développait. Mais en tant qu’intellectuel, je
suis complice, avec d’autres de mes camarades, d’avoir abandonné le
capital de connaissances accumulé pour une idéologie considérée à
l’époque comme très attrayante, mais qui ne correspondait absolument pas
aux réalités culturelles et sociales du Cambodge. J’ai eu souvent peur
que le Parti perde confiance en moi. J’étais soucieux de me montrer
obéissant, non pas parce que j’avais peur d’être éliminé (en dépit des
purges lancées par le régime contre ses propres troupes), mais parce que
je craignais que les responsables soient déçus des espoirs qu’ils
avaient placés en moi.
Avec le recul, qu’est-ce qui explique que vous ayez adhéré à ce régime ?
En France, j’ai étudié la philosophie du
siècle des Lumières et celle de la Révolution française. J’ai été
fasciné par la personnalité de Robespierre. Pour moi, il incarnait
l’intégrité, le courage, l’abnégation. Et Robespierre, c’est l’essence
de l’idéologie khmère rouge ! Je me suis convaincu qu’il fallait se
sacrifier pour le Parti, pour la révolution du peuple. Finalement, je me
suis fourvoyé, j’ai été trompé par l’idéologie, mais, en tant que tel,
non, je ne me suis pas trompé, j’étais sincère, je croyais aux idéaux
qui ont mené à mon engagement politique. Je l’ai payé cher, sur le plan
personnel.
Bruno Philip (Phnom Penh, envoyé spécial)
Journaliste au Monde
Journaliste au Monde
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